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Nora Kelly s’efforça de faire taire dans sa tête le brouhaha ambiant afin de mieux se concentrer sur le bac de sable qui s’étalait à ses pieds, au milieu du grand hall. Elle avait aligné d’un côté le squelette en pâte à modeler et l’ensemble des objets mortuaires destinés à l’exposition : des bijoux faits d’or et de jade, des céramiques polychromes, des ossements, des coquillages sculptés, De l’autre, elle avait posé une photographie de la sépulture de la princesse maya Chac Xel, demeurée intacte depuis le IXème siècle, la photo avait été prise lors de l’ouverture de la tombe, et Nora voulait en reconstituer le moindre détail dans le cadre de l’exposition.
Elle sentit soudain derrière elle la présence hostile d’un gardien appelé en renfort pour l’expo. Furieux d’avoir dû quitter son poste habituel dans le grand bail des Oiseaux pélagiques, le gardien agita sa carcasse imposante en poussant un soupir à fendre l’âme, mais Nora n’avait pas l’intention de se laisser impressionner.
Cette tombe était l’un des clous d’« Images du Sacré» et les objets dont elle avait la charge étaient tous d’une fragilité extrême. Elle tenta une nouvelle fois de faire le vide dans sa tête, d’oublier le bruit des perceuses et le grincement des scies électriques, les allées et venues des commissaires de l’exposition, les cris des décorateurs et de leurs assistants. Pour couronner le tout, le système d’alarme du Muséum était en pleine phase de rénovation et on leur avait demandé de tout laisser en plan le temps d’installer les nouveaux capteurs et de procéder aux essais nécessaires.
Nora se pencha sur le bac de sable et disposa les ossements en se référant à la photo. La princesse n’avait pas été enterrée allongée, contrairement aux rites occidentaux. Son corps, enveloppé de couvertures somptueuses, était ramassé sur lui-même, à la façon d’une momie, les genoux serrés sous la mâchoire et les bras serrés autour des jambes. Avec le temps, le tissu avait fini par se déliter et les os de la princesse s’étaient éparpillés sur le sol selon un schéma que Nora tentait de reproduire aussi fidèlement que possible.
Cette première tâche achevée, restait à disposer les objets funéraires. Contrairement aux ossements qui avaient été reconstitués artificiellement, il s’agissait cette fois de pièces uniques, d’une valeur inestimable. Elle enfila des gants de coton et saisit avec mille précautions la plus volumineuse, un lourd pectoral d’électrum forgé à la main, figurant un jaguar entouré de symboles. Elle le porta à la lumière, subjuguée par ses reflets dorés, et le déposa lentement sur la cage thoracique de la princesse. Puis ce fut au tour d’un collier en or qu’elle plaça autour des vertèbres cervicales de la défunte avant de lui glisser une demi-douzaine de bagues autour des doigts. Enfin, elle déposa sur son crâne une tiare d’or pur incrustée de turquoises et de morceaux de jade. La princesse une fois parée, Nora disposa en arc de cercle les poteries remplies d’offrandes précieuses - du jade poli, des turquoises et des fragments d’obsidienne - avant de déposer délicatement un long couteau sacrificiel fait également d’obsidienne, tranchant comme un rasoir.
Elle prit le temps de souffler afin de contempler son travail. Il ne lui restait plus qu’à mettre en place l’extraordinaire masque de jade, taillé d’une seule pièce dans un bloc d’un vert profond, avec des turquoises en guise de dents et des rubis sertis de quartz blanc à la place des yeux.
— Madame, fit le gardien dans son dos, interrompant sa rêverie, je prends ma pause dans un quart d’heure.
— Je sais, répliqua sèchement Nota.
Elle s’apprêtait à soulever le masque lorsque la voix de Hugo Menzies s’éleva un peu plus loin, au-dessus du brouhaha ambiant.
— Quel travail magnifique ! Splendide !
Nora se retourna et vit Menzies, crinière au vent, qui traversait le hall en zigzaguant au milieu des câbles électriques, des copaux de bois et autres morceaux de papier bulle. Son éternel sac de toile sur l’épaule, il serrait la main de tous ceux qu’il croisait, manifestant son approbation et multipliant les encouragements en appelant chacun par son prénom, des commissaires de l’exposition aux menuisiers. George Ashton, qui n’adressait jamais la parole au petit personnel, aurait pu en prendre de la graine.
Nora avait commencé par prendre ombrage du soutien de Menzies à Marge Green, mais il était impossible d’en vouloir longtemps à un homme aussi intègre, toujours prompt à défendre les intérêts de son département.
Mais si Nota avait volontiers pardonné à Menzies, il n’en était pas de même avec Margo Green,
— Bonjour Frank, dit Menzies en posant une main sur l’épaule du gardien posté derrière Nora, Ravi de vous voir.
— Moi aussi, monsieur, répondit l’autre en oubliant instantanément sa mine renfrognée.
— Ahhh ! s’exclama Menzies en observant le travail de Nora. Ce masqué de jade de la période classique est l’une de mes pièces préférées. Quand on pense à la manière dont ils affinaient le métal, en le polissant à la main à l’aide de brins d’herbe ! Mais je ne dois rien vous apprendre.
— C’est vrai.
— Suis-je bête ! Comment pourrais-je me montrer plus savant que vous en la matière ? Bravo pour ce travail remarquable, Nora. Cette tombe sera à n’en pas douter l’un des moments forts de l’exposition. Ça vous dérange si je reste un instant pendant que vous mettez ce masque en place ?
— Mais pas du tout.
Nora saisit délicatement le masque entre ses doigts gantés, non sans appréhension, puis elle le déposa sur le sable au-dessus de la tête du squelette, tel qu’il avait été découvert, tout en veillant à bien le caler.
— Légèrement plus à gauche, Nora.
La jeune femme obtempéra
— Parfait. Je suis content d’être arrivé à temps pour assister à ça. conclut Menzies avec un sourire et un clin d’œil avant de poursuivre son tour de chantier, laissant derrière lui des équipes regonflées à bloc.
Son travail terminé, Nom s’assura une dernière fois que tout était en place. La liste des pièces exposées à la main, elle vérifia chaque objet individuellement en s’assurant de sa place exacte à l’aide de la photo. Elle n’avait pas le droit à l’erreur : une fois la vitrine blindée en place, elle serait verrouillée jusqu’à la fin de l’exposition, quatre mois plus tard.
Tout en travaillant, elle pensait à Bill, envoyé d’urgence à Atlantic City où l’attendait un reportage quelconque sur l’univers des casinos, et qui ne rentrerait pas avant... Au fait, quand devait-il rentrer ? Elle s’aperçut qu’elle n’en savait rien. Tout s’était passé si vite, et il était resté très vague. Et son enquête sur le meurtre de Duchamp ? Et pourquoi l’envoyer aussi loin alors qu’il travaillait pour la locale ? À moins que le New Jersey ne fasse partie de la locale... Bill avait l’air bizarre au téléphone. Il était tout essoufflé et elle l’avait senti tendu.
Après tout, c’était peut-être aussi bien. Avec la préparation de l’expo, ils n’auraient pas eu le temps de se voir beaucoup. Tout le monde était en retard, comme d’habitude, et Ashton était sur les nerfs, à en juger par les glapissements qu’il poussait à l’autre bout du grand hall.
Le gardien poussa un soupir d’agacement dans son dos.
— Juste une seconde, lui lança-t-elle par-dessus son épaule. Le temps de mettre la vitrine.
Elle regarda sa montre et constata qu’il était déjà 15 h 30. Elle était là depuis 6 heures du matin et elle en avait encore au moins jusqu’à minuit. Chaque minute perdue était une minute de sommeil en moins.
Nora se tourna vers le contremaître qui attendait patiemment le moment de passer à l’action.
— C’est bon, vous pouvez installer la vitrine.
Sur un signe de leur chef, un groupe d’ouvriers entreprit d’enfermer la sépulture maya dans un énorme cercueil de verre, avec force jurons et grognements.
— Nora ?
La jeune femme se retourna et tomba nez à nez avec Margo Green.
Elle choisit bien son moment, comme toujours.
— Bonjour Margo, dit-elle.
— Wow ! C’est magnifique.
Du coin de l’œil, Nora vit que le gardien faisait la grimace.
— Merci. Mais c’est le coup de feu, comme vous voyez
— Je sais, répondit-elle, hésitante. Je ne veux pas vous faire perdre votre temps.
C’est pourtant ce que tu fais pensa Nora en s’efforçant de conserver un semblant de sourire. Il lui restait encore quatre vitrines à installer et elle ne pouvait s’empêcher de tendre le dos en voyant les ouvriers installer péniblement la vitrine. Si jamais ils la faisaient tomber...
Margo fit un pas dans sa direction.
— Je suis venue m’excuser de la remarque que je vous ai faite pendant la réunion, dit-elle à mi-voix.
Nora s’y attendait si peu qu’elle se cambra.
— Je n’avais aucune raison de dire ça. Vos arguments se tenaient parfaitement et vous n’avez fait que défendre votre point de vue. J’ai dépassé les bornes, mais...
Elle n’acheva pas sa phrase.
— Mais quoi ? insista Nom.
— C’est-à-dire que... vous êtes toujours si brillante. Vous êtes très sûre de vous et je crois que ça m’a intimidée.
Nora ne savait pas quoi dire. Margo était toute rouge, ces excuses devaient lui coûter.
— Vous n’êtes pas non plus du genre à vous laisser faire, finit-elle par répondre.
— Je sais. Nous sommes têtues toutes les deux. C’est d’ailleurs une qualité... surtout chez une femme.
Malgré elle, Nora laissa percer un sourire.
— Je ne parlerais pas d’entêtement, je dirais plutôt que nous avons le courage de nos opinions.
Ce fut au tour de Margo de sourire.
— Vous avez raison. Présenté comme ça, c’est nettement plus valorisant. Même si la plupart des gens pensent qu’on a un caractère de cochon.
— Qu’ils le pensent. Je ne renie pas mon caractère. Margo éclata de rire.
— En tout cas, Nora, je voulais vous dire à quel point j’étais désolée.
— J’apprécie votre geste, Vraiment. Merci, Margo.
— À bientôt.
Nora regarda Margo s’éloigner. D’étonnement, elle en avait presque oublié l’installation de la vitrine.